La justice organisationnelle
Etre juste dans l’exercice de son leadership peut paraître simple, voire évident mais c’est en réalité un exercice difficile qui requiert des qualités humaines et des compétences sociales particulières.
Exercer un leadership juste, cela s’apprend, se développe et se cultive. Développer un climat de justice dans l’entreprise est une responsabilité individuelle et un travail d’équipe.
Nous faisons tous l’expérience de situations injustes dans notre quotidien et dans nos relations de travail.
Certains diront « C’est la vie ! » mais peut-on réellement se satisfaire de ce postulat comme seule réponse à nos perceptions d’injustice et aux émotions et réactions qu’elles suscitent ?
La réalité nous confirme que non. Toutefois, promouvoir un environnement de travail juste nécessite une volonté assumée ainsi qu’une bonne connaissance des mécanismes en jeu dans les perceptions de justice.
Près de 60 années de recherches scientifiques en Psychologie du Travail et des Organisations nous éclairent sur ce thème qu’est la Justice Organisationnelle. Cette dénomination a été donnée par Jerald Greenberg (The Ohio State University) en 1987 et elle a été utilisée depuis pour nommer ce champ de recherche et d’application en entreprise. En France, ce concept a été introduit et développé par Dirk Steiner, Professeur à l'Université de Nice-Sophia Antipolis.
Mais en préambule, précisons que la Justice Organisationnelle est spécifique au contexte du travail et qu’il s’agit des sentiments de (in)justice que nous percevons, ce qui n’a rien à voir avec la perspective légale de la justice.
La Justice Organisationnelle (JO): théorique certes, mais pragmatique surtout.
La JO concerne aussi bien le fonctionnement structurel de l’entreprise par l’appréhension des effets de la distribution de ressources limitées et des processus décisionnels utilisés que des interactions sociales à la base de l’activité.
Les principes de la justice organisationnelle
Lorsqu’une décision est en notre faveur, nous ressentons généralement de la satisfaction, voire de la fierté plutôt qu’un sentiment de justice. Ainsi, nous sommes heureux d’une promotion convoitée ou d’une prime méritée. En revanche, lorsque la décision est négative et indépendante de nos actions, c’est principalement un sentiment d’injustice qui est ressenti et s’exprime dans les mots, les émotions et dans les actes.
Sur le plan théorique, les recherches scientifiques des 6 dernières décennies ont mis en évidence une modélisation en 4 composantes des aspects de la justice organisationnelle.
Le champ d’études de la Justice Organisationnelle s’intéresse aux effets positifs ou négatifs des perceptions liées (1) à la répartition des ressources, (2) aux processus décisionnels, (3) aux modalités d’interaction sociale et (4) à la communication des managers ou leaders de l’organisation.
Folger & Cropanzano, 1998.
En identifiant les différents éléments qui composent nos jugements de justice, nous sommes plus à même de proposer des solutions pertinentes aux difficultés rencontrées dans les organisations.
La justice distributive : le résultat des décisions
La justice distributive, telle qu’elle est communément acceptée et définie, concerne principalement la perception qu’une personne, concernée par une décision, a du caractère (in)juste de la distribution des ressources qui lui sont attribuées par le décideur.
Michelle est Directrice Financière Adjointe d’une entreprise pharmaceutique internationale. Basée en France, son périmètre recouvre l’Europe, le Moyen-Orient et la Russie (EMER). Elle occupe ce poste depuis 2 ans. Une promotion provisoire au départ, Michelle devait faire ses preuves. C’est chose faite mais entre temps son directeur a été muté et un autre est arrivé. Avec ce poste, sa charge de travail et ses responsabilités ont considérablement augmenté tout comme ses déplacements. Sa rémunération, en revanche, n’a pas évolué. Michelle est une femme dynamique, pétillante, intelligente. Lors de sa dernière évaluation annuelle avec le Directeur Financier EMER, la 2nde depuis sa promotion « Tout est allé très vite, je n’ai presque rien dit », le bilan s’est résumé à « Tout va bien, continue comme ça». Depuis elle éprouve un certain mal-être, elle a perdu beaucoup de sa motivation, elle ne prend plus de plaisir à ce qu’elle fait, et éprouve de la colère « je suis énervée, j’ai du mal à lâcher prise ». Bref, elle se sent de plus en plus déconnectée d’elle-même. Cela a aussi des répercussions sur son entourage, ce qui lui est intolérable. Elle est prête à quitter l’entreprise et prépare déjà son éventuel départ.
Pour Michelle, ce mal-être résulte de l’absence d’évolution et de perspectives de développement, elle se sent entravée dans son ascension professionnelle. Mais rapidement au cours de nos entretiens, Michelle prend conscience de la cause réelle de son ressentiment, principalement lié à l’absence de reconnaissance financière de sa « nouvelle » fonction. Elle a été promue, tout a augmenté, travail, responsabilité, voyages sauf sa rémunération, ce qui génère un sentiment d’injustice distributive (inéquité). Enfin identifié, Michelle peut entreprendre la résolution de ce problème et obtiendra une mise à niveau de sa rémunération de plus de 10%.
La théorie de l’Equité de John Stacey Adams
En 1965, Adams formalise la théorie de l’Equité selon laquelle les individus évaluent la justice de leurs rétributions (ex: rémunération, promotion, statut social, …) en fonction de leurs contributions (ex: travail, compétences, formation) et de la comparaison qu’ils font avec un « autre » selon la similitude de la situation et des contributions et rétributions perçues, le caractère de ressemblance avec l’individu.
Lorsque nous ressentons un sentiment d’inéquité (ex : celui à qui nous nous comparons bénéficie d’un traitement plus favorable que le nôtre), nous éprouvons alors une tension, un malaise dont l’amplitude est proportionnelle à l’inéquité ressentie, sentiment qu’il nous faut réduire, voire annuler, par diverses stratégies, afin de retrouver un équilibre et un sentiment d’équité.
3 notions importantes ont été mises en évidence:
- le caractère subjectif de nos jugements.
- la prise en compte de l’importance des processus de comparaison sociale dans les jugements de justice.
- la notion de justice dans l’échange social (Homans, 1961), où les individus attendent de leurs échanges des profits qui correspondent à leur investissement. Aussi, lorsque la relation bénéfice-investissement est inégale, il y a un sentiment d’injustice distributive.
Les autres règles de distribution des ressources
L'équité, basée sur le mérite, n’est cependant que l’un des principes guidant la répartition des ressources. On peut également choisir les principes d’égalité, où tout le monde reçoit la même rétribution, indépendamment des contributions individuelles, ou la prise en compte des besoins des individus.
Ces trois normes de répartition des ressources, communément acceptées et utilisées en contexte organisationnel, ne sont pas mutuellement exclusives mais au contraire, peuvent être appliquées de concert pour une gestion et une répartition au plus proche des objectifs de gestion.
La justice procédurale : les processus décisionnels en jeu
« Les effets de ce que vous faites dépendent de comment vous le faites. »
Brockner et Wiesenfeld, 1996.
La justice procédurale interroge la façon dont nous prenons les décisions. Les jugements de justice et les réactions qui en découlent sont fortement influencés par l’évaluation des processus utilisés lors des prises de décision. Les travaux scientifiques de Thibault et Walker (1975), Folger (1977) et Leventhal (1970) ont montré l’importance d’impliquer les personnes dans les décisions qui les concernent et de s’assurer du respect de certaines règles pour des processus décisionnels justes.
Dans le contexte de l’entreprise, on parle souvent de l’effet du processus juste (Mauborgne, 2005; 2018), ou encore du facteur de justice (McKinsey Quarterly, 2018).
Reprenons l’histoire de Michelle que nous venons de décrire. Il s’agissait d’une promotion attribuée au regard de ses compétences et de ses performances à son poste précédent. Son supérieur hiérarchique avait néanmoins décidé que Michelle devait faire ses preuves avant d’être confirmée dans ses fonctions. La promotion de Michelle était finalement confirmée ou plutôt la situation s’était pérennisée de telle sorte qu’après quelques 6 mois, il était acquis pour tout le monde que Michelle était la Directrice Financière adjointe. Mais pas un mot de confirmation officielle, pas d’échange formel avec son supérieur hiérarchique qui, étant sur le départ, n’était plus « en capacité » de prendre des décisions de gestion importantes. Ce dernier a été muté et remplacé. Le nouveau Directeur a pris ses fonctions, avec une équipe en place et sans que la situation de Michelle ne soit mentionnée. Ses deux entretiens d’évaluations se sont déroulés « au pas de charge », sans discussion réelle et en éludant le sujet de sa rémunération, prétextant le contexte difficile, sa prise de fonction récente, … jusqu’à ce que Michelle décide d’agir.
Comme nous l’avons vu, les personnes impliquées étaient de bonne volonté, la situation a pu être corrigée mais cela montre également combien une succession d’erreurs et de maladresses dans les processus décisionnels peut avoir de répercussion, tant sur les personnes que sur l’organisation par la perte éventuelle de talents (Michelle était prête à quitter l’entreprise).
Nous n’analysons pas souvent la façon dont nous prenons des décisions. Certaines prises de décision sont institutionnalisées, on suit les procédures ou « on a toujours fait comme ça ». D’autres sont influencées par nos émotions, notre ressenti, nos biais de jugement. Nous sommes des êtres principalement irrationnels lorsque nous prenons des décisions mais très souvent convaincu du contraire (Kahneman & Tversky, 2001). Certaines enfin, répondent à des contraintes de temps, de moyens, etc…
Aussi, lors de votre prochaine prise de décision importante au sujet de l’un ou plusieurs de vos collaborateurs, quelles seront vos réponses à ces questions ?
Les modalités de votre prise de décision sont-elles appropriées?
Les informations qui motivent votre choix sont-elles pertinentes ?
Est-ce que votre collaborateur peut s’exprimer au sujet de la décision qui le concerne ?
Si ce type de décision est récurrent (ex : recrutement), appliquez-vous ce processus de prise de décision de manière consistante ?
Peut-on revoir ou corriger la décision prise ?
Vos collaborateurs ont-ils l’opportunité de poser des questions ?
Leur expliquez-vous comment et pourquoi vous avez pris cette décision ?
Je vous laisse y réfléchir.
La justice interpersonnelle : la relation aux cœur des échanges
Emma est l’Assistante du DRH dans une usine française appartenant à un consortium américain. Diplômée d’une prestigieuse école, elle est passionnée et volontaire. Elle est en poste depuis près de 9 mois lorsqu’elle doit assumer la situation suivante : un membre du Comité Exécutif, M. H., est licencié pour incompatibilité d’humeur. Il est en réalité devenu redondant. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, qui « aboie fort mais ne mord pas ». Le jour J arrive, M. H doit se présenter au Bureau des RH pour signer le protocole d’accord final qui entérine son licenciement. Le DRH a pris 2 jours de congé, le reste de l’Exécutif se tient à l’écart. Emma reçoit M. H. seule.
Dès l’arrivée de M. H., elle ferme la porte du bureau à clé en lui disant « Comme ça, nous ne serons pas dérangés ». M.H. acquiesce puis Emma lui donne le protocole d’accord que lui a remis la Direction. M. H. esquisse une dernière tentative de rébellion en voulant appeler son avocat. Emma met son téléphone à disposition et s’apprête à sortir de son bureau pour respecter l’échange privé de M. H. avec son conseil. M. H. lui demande de rester. Résigné, il signe le protocole.
Emma raccompagnera M. H. qui lui confiera «C’est un moment difficile pour moi, je suis heureux que nous ayons fait ça ensemble. Merci ».
Emma n’a pas changé l’issue de la décision de licenciement ni le processus de licenciement mais ce faisant, elle a fait preuve de justice interpersonnelle par ses comportements attentifs envers M.H et le respect de sa dignité dans un moment où il était particulièrement vulnérable.
La composante de justice interpersonnelle souligne le caractère humain de l’échange dans la relation du leader avec ses collaborateurs, par le respect de la dignité de chacun – la sensibilité sociale –mais également par le caractère approprié de sa conduite – c’est à dire la bienséance du comportement du leader (commentaires et/ ou comportements).
L’intérêt de cette composante de justice est particulier dans la mesure où elle concerne tous les échanges organisationnels, indépendamment des prises de décision.
Enfin, c’est sans doute l’aspect le plus difficile car le plus coûteux sur le plan émotionnel à mettre en application. Il est aisé d’être juste dans ses interactions lorsqu’on annonce une promotion ou une augmentation à l’un de ses collaborateurs mais au combien difficile lorsqu’il s’agit d’annoncer une décision négative, tel qu’un licenciement ou la mise en place d’un plan social…
La justice informationnelle : question de communication
Alex est le Directeur Général France d’une entreprise internationale dans secteur du BTP. Le siège américain a ordonné une restructuration de sa filiale française et Alex doit se résoudre à conduire un PSE (plan de sauvegarde de l’emploi). Ingénieur de formation, c’est un homme brillant, qui aime son travail mais il peine à trouver ses marques dans cette épreuve. Fort d’une volonté de faire au mieux, il prépare minutieusement la présentation du PSE pour les instances représentatives du Personnel et un auditoire d’ouvriers. Une présentation millimétrée, chiffres et graphiques à l’appui, représentant la situation actuelle, les changements nécessaires et les perspectives d’avenir.
Au fur et à mesure de la présentation, la salle commence à gronder… un bruit de fond se fait entendre jusqu’à des insultes et des menaces de représailles. La violence du moment surprend Alex et le déstabilise. La réunion s’achève et laisse déjà entrevoir une suite difficile.
Mais que s’est-il passé ? Pourquoi cette communication qui était préparée, travaillée, a t-elle suscitée une telle réaction chez des personnes qui se connaissent et travaillent ordinairement en bonne collaboration?
Nous n’entrerons pas ici dans les jeux de pouvoirs indissociables de ces situations. En revanche, l’annonce du PSE a fait l’effet d’une bombe et a généré un profond sentiment d’injustice. Cette injustice ressentie est à l’origine distributive puisqu’elle émane du résultat de la décision, le PSE. Mais au cours de la réunion, Alex, en voulant bien faire, génère à son tour un sentiment d’injustice principalement informationnelle. En effet, il est important de comprendre que l’injustice perçue dans ce contexte relève de l’inadéquation entre les justifications données et l’auditoire concerné. Avec ses graphes et ses bilans chiffrés, Alex donne de l’information qui n’est pas accessible à son auditoire. L’information, bien que vraie paraît manipulée, mise en forme pour tromper les personnes présentes. Ce faisant, les personnes ont le sentiment que ce cadre supérieur « les prend de haut et les enfume ».
Lors de la présentation suivante, je conseille à Alex d’adopter un langage simple et clair comme il le fait habituellement sur les chantiers, et sans graphiques ni projections financières. La situation reste tendue mais l’auditoire écoute et les échanges se font dans un contexte apaisé.
La justice informationnelle est à la fois question de forme et de fond… Il s’agit tout d’abord d’honnêteté dans les échanges et dans la capacité du leader à faire preuve d’ouverture et de sincérité dans la communication des décisions. Il s’agit également des justifications par le caractère adéquate des explications : une information correcte, tant dans la véracité des informations qu’elle dispense que dans les délais dans lesquels elle est fournie, est essentielle, même et surtout lorsque l’issue des décisions est négative.
Ainsi, la justice organisationnelle, brièvement illustrée au travers de ces exemples, souligne l’impact des décisions des leaders mais également des processus décisionnels et des interactions avec les équipes.
Plus nos environnements sont incertains, plus les personnes ont besoin de justice. Plus on se sent justement traité, plus on a confiance. La confiance permet la collaboration, l’engagement des personnes dans l’exécution de la stratégie et des objectifs de l’entreprise et accroît la performance de l’organisation.